Stéphane Drzewiecki -I- Sous-marins

Kunka 1844 – Paris 1938

Article mis en ligne le 27 novembre 2005

dernière modification le 14 juillet 2009 par Alexandre J.

En 2004 était inauguré à Odessa un monument à la mémoire de Stéphane Drzewiecki, inventeur du sous-marin. Ce monument est pavoisé des couleurs françaises, polonaises, russes et ukrainiennes.

Qui est Stéphane Drzewiecki ?

PREMIERE PARTIE – Les sous-marins

Stéphane Drzewiecki

Les sous-mariniers français connaissent Drzewiecki, car il a participé au fameux concours de 1896 d’où est sorti le « Narval » de Laubeuf, et parce que des appareils de lancement de torpilles portaient son nom sur les sous-marins français du début du XXe siècle. Cela dit, on ignore qui était Drzewiecki, et il m’a semblé intéressant de faire quelques recherches pour éclairer la facette française de l’activité de Drzewiecki, et de faire profiter les amateurs d’histoire de la construction navale du fruit de ces recherches.
Qui était donc Drzewiecki, et qu’y a-t-il d’intéressant dans sa vie et son œuvre ?
La vie du personnage est remarquable à bien des égards :

  • elle s’étend de 1844 à 1938 sur près de 94 ans, pendant une période qui a refaçonné tous les ensembles politiques européens, qui a vu évoluer considérablement toutes les idées notamment dans le domaine des sciences et des techniques,
  • elle se déroule sur quatre pays, Pologne, Ukraine, Russie et France,
    elle concerne un homme dont la vie privée est insaisissable, mais dont la vie professionnelle d’inventeur et de constructeur touche deux milieux habituellement incompatibles, l’eau et l’air.
    Je vais suivre à peu près chronologiquement les événements connus de la vie et de l’activité professionnelle de Stéphane Drzewiecki.

1.- Naissance à Kunka
Le 26 juillet 1844 naît à Kunka Stéphane Casimir, fils d’une famille noble. Son nom de famille est fréquent en Pologne ; en polonais drzewo désigne un arbre et Drzewiecki est un peu l’équivalent de « Dubois ». Il y a de nombreux Drzewiecki dans le monde entier, y compris à Paris, et un pianiste contemporain, célèbre en Pologne, porte ce nom.
Il naît à la campagne, dans le village de Kunka, qui dépend du district de Hajsyn ou Gajsyn, en Podolie. La Podolie est située au sud-est de la Pologne, entre Lvov (Leopol, Lemberg, Lwow, Lviv) et Kichinev (Chisinau) ; son chef-lieu est Kâmenets-Podôlsk (Kamieniec Podolski) ; cette province appartenait à l’époque au royaume russe de Pologne, créé par le congrès de Vienne en 1815. Stéphane est donc né citoyen russe, en terre polonaise qui est aujourd’hui ukrainienne (Khmelnitskiï oblast)

Peu de détails concernant sa jeunesse nous sont parvenus, mais sa famille est connue. Il est catholique. Son grand-père Jôsef a été dans la légion polonaise de Napoléon, ce qui pourrait expliquer une attirance pour la France, sentiment toutefois commun en Pologne au XIXe siècle ; il s’est ensuite consacré à l’étude de la culture locale en Podolie et Volhynie.
Son père Karol, d’abord officier, voyagea dans l’Europe et le Moyen-orient dans les années ’40 puis se tourna vers les lettres ; il résidait à Odessa ou dans sa propriété de Kunka. On lui doit notamment des comédies et un drame « Jeremi Wisniowiecki ». Il se rendit à Paris en 1859, mais la paralysie s’abattit sur lui en 1860 et il passa ensuite 19 années dans une chaise roulante, cherchant la guérison chez les médecins français ou autrichiens. Il mourut chez lui à Kunka en 1879.

2.- Les études à Paris
Ses parents, résolus à lui donner une bonne éducation, l’envoient à Paris étudier. Il fréquente donc des écoles à Auteuil à partir de 1859. L’insurrection de 1862-1863 dite de janvier ou des faucheurs, nom donné aux soldats de Kosciuszko en 1793, déclenche un réflexe patriotique chez le jeune Drzewiecki, âgé de 18 à 19 ans, qui se retrouve en Pologne pendant ces années troublées ; il paraît séjourner en Podolie, et on a dit qu’il avait été expulsé lors de la répression de l’insurrection. Le fait est qu’il revient à Paris et reprend ses études.

Ses biographies disent qu’il est entré à l’Ecole centrale de Paris ; mais les annuaires de Centrale de toute cette période ne recensent aucun Drzewiecki, ni comme étudiant français ni comme étranger. Ce point reste pour moi un petit mystère, car on peut remarquer que Drzewiecki n’utilisait pas après sa signature la formule « ingénieur ECP » qui était habituelle à l’époque. On peut supposer qu’il a eu quelque difficulté ou désaccord avec la direction de l’Ecole Centrale ; il est très possible qu’il y ait rencontré Gustave Eiffel à cette période de sa vie.

Après cette formation d’ingénieur, Stéphane Drzewiecki opte pour une activité d’inventeur indépendant, soit par goût personnel, soit à cause des mœurs de l’époque, soit encore à cause des événements politiques et militaires qui comme nous allons le voir, vont se produire sur son chemin, offrant à la fois dangers et opportunités.

Sa première invention est probablement le compteur kilométrique pour taxis, à l’époque des fiacres, qu’il lance à Paris en 1867. On peut déjà trouver dans cette invention trois caractéristiques du chercheur Drzewiecki : sens pratique, astuce technique, instinct commercial. La production industrielle de l’équipement est interrompue par la guerre contre la Prusse et ne repend pas ensuite. Il est possible que comme d’autres immigrés polonais le jeune Stéphane ait pris part à la Commune de Paris et qu’il se soit senti indésirable à Paris.

3.- L’exposition internationale de 1873
On le retrouve à Vienne en Autriche en 1873, à 29 ans, pour une exposition internationale. Là il est remarqué par le grand-duc Constantin, frère du tsar Alexandre II qui régna de 1855 à 1881, dans des circonstances qu’un romancier pourrait imaginer sans peine mais que je n’ai pu établir. Le grand-duc Constantin Nikolaïevitch, second fils de Nicolas 1er, était très tourné vers les affaires de la mer. Il a dirigé le ministère de la marine de 1855 à 1881, ce qui ne l’a pas empêché d’être vice-roi de Pologne en 1862-1863, juste avant l’insurrection sévèrement réprimée par le tsar.
On voit donc que les deux hommes, le grand-duc Constantin et Drzewiecki, ne manquaient pas de sujets de conversation !

Le premier proposa au second de venir le rejoindre à Saint-Pétersbourg comme conseiller technique auprès de la marine, aux appointements de 500 roubles par mois. Drzewiecki accepta le poste et exerça ses talents aux profits de la marine du Tsar pendant quelques années, au cours desquelles il mit au point notamment une table traçante intégrant les données de la déviation magnétique du compas, qu’il commercialisa sous le nom de dromographe ou coursographe.

4.-Odessa
Il est possible que la caractère de Drzewiecki ait été un peu instable, ou bien qu’il ait été déçu de son travail à Saint-Pétersbourg. En 1876, donc à 32 ans, il s’engage comme volontaire dans la flotte marchande armée de Russie et embarque sur le vapeur « Vesta » en mer Noire. II prend part le 11 juillet de l’année suivante à un combat naval contre le bâtiment de guerre turc Fekhti-Bulend, au cours duquel la Vesta perd la moitié de son effectif, et il est récompensé de sa bravoure par la Croix de St Georges de 4e classe.

Mais il apparaît vite que son activité de volontaire n’est pas la seule raison de sa présence à Odessa. Depuis 1876 Drzewiecki projette un sous-marin et il a trouvé à Odessa, aux usines Blanchard, un chantier pour réaliser son idée.

II faut se rappeler que les années 1860-1880 sont parmi les plus effervescentes pour les idées de torpilles, de torpilleurs et de sous-marins, en particulier du fait des développements pendant la guerre de Sécession aux Etats-Unis. Qu’il suffise de rappeler les noms de Monturiol (s/m), Maury (mine), Brun & Bourgois (s/m), Hunley (s/m), Luppis (torpille), Alexandrovski (torpille), Rouquayrol (plongée), Nobel (explosif), Whitehead (torpille), Garret (s/m), Schwarzkopff (torpille), Durassov et Zatsarennyï (torpilleurs), tous actifs dans ces deux décennies.

Drzewiecki a conçu un sous-marin à pédales, proprement nommé Podascaphe (appelons-le D-l) qui sera construit entre fin 1877 et août 1878. Coque ovoïde en feuilles d’acier, avec proue et poupe pointues d’un déplacement de 2 tonnes environ aux dimensions de 4,5 m x 1,5 m x 2 m ». Le pédalier, mû par un seul homme, entraînait l’hélice et si nécessaire une petite pompe d’assèchement. La plongée était provoquée par le remplissage de la partie inférieure de l’engin, ce qui mettait l’ensemble au ras de l’eau, le casque du pilote émergeant tout juste, puis la descente était contrôlée par un ajustement du volume immergé au moyen d’un cylindre à piston manœuvré à la main. L’air comprimé stocké au dessus du ballast servait à respirer (20 minutes d’autonomie) puis à émerger en chassant le ballast liquide.

L’armement du Podascaphe consistait en deux charges de 25 kg de dynamite reliées entre elles, que l’opérateur manœuvrait à travers des manches souples pour en fixer les ventouses aux œuvres vives d’un bâtiment adverse.
Des essais très complets eurent lieu en 1878 à Odessa pendant 5 mois, au cours desquels le premier sous-marin à naviguer en immersion en mer Noire donna des émotions à son équipage, par exemple lorsque le Podascaphe faillit rester coincé sous le yacht Ereklik parce que l’évaluation du fond était mauvaise. Ils permirent à l’inventeur de valider son concept en faisant exploser un radeau le 24 octobre devant l’amiral Arkas, commandant la flotte de mer Noire, qui jugea cette nouvelle arme bien adaptée à la défense de ses côtes et demanda à Saint-Pétersbourg d’en autoriser la construction ; mais sa demande resta sans réponse. Cet épisode mit un point final à la campagne en mer Noire de Drzewiecki, qui rentra à Saint-Pétersbourg.

5.- Le deuxième sous-marin
A Saint-Pétersbourg, l’effet combiné de son expérience antérieure et du soutien récent des marins de la mer Noire permit à Drzewiecki, âgé maintenant de 35 ans, de retrouver l’influence et les capitaux nécessaires pour construire un deuxième sous-marin à pédales, développement du Podascaphe. L’engin fut construit aux chantiers de la Neva (Nevskiï Zavod) en 1879 et essayé la même année dans le lac de Gatchina, l’une des résidences impériales des environs de la capitale. Appelons D-2 ce modèle, qui n’a jamais porté de nom.
Le D-2 était un fuseau de section à peu près triangulaire, aux dimensions de 5,8 m x 1,2 m x 1,8 m, déplaçant 6 tonnes, emportant un équipage de 4 hommes et un armement de 2 charges flottantes à mise de feu électrique. Les pédaleurs étaient disposés par paires regardant vers l’AV et vers l’AR à travers une tourelle à petites fenêtres renforcées et équipée d’un périscope Daudenard. L’immersion maximale était de 12, 5 m. Une régénération avec fixation du CO2 et apport d’oxygène était prévue.

La manœuvre se faisait par deux hélices, l’une à l’AR que l’on pouvait orienter dans le plan horizontal pour tourner, l’autre à l’AV que l’on pouvait orienter dans le plan vertical pour donner une pointe positive ou négative. La vitesse de pointe atteignait 3 nœuds. Notez que les passages de coque des hélices, point essentiel du concept, étaient fabriqués en France par un ingénieur que vous connaissez, Claude Goubet, dont nous reparlerons. Le périscope était du modèle récemment mis au point par Daudenard, autre ingénieur français.
Les essais de l’engin furent orchestrés au lac d’argent de Gatchina pour séduire la Cour : après avoir démontré la manœuvrabilité du D-2 devant l’empereur Alexandre II et la tsarine. Drzewiecki fit surface à proximité de la tribune impériale en offrant un énorme bouquet d’orchidées au tsar et en ajoutant (en français, langage de la Cour à l’époque) « C’est le tribut de Neptune à Votre Majesté ».

Le style et la nouveauté plurent : l’empereur donna sur-le-champ au ministre de la défense des instructions pour réaliser 50 exemplaires du sous-marin de Drzewiecki destinés à renforcer les défenses côtières de Cronstadt et de Sébastopol, et fit remettre à celui-ci 100 000 roubles.

6.- La première commande de sous-marins en grande série
Les informations sont rares et parfois contradictoires, mais on pense que 25 unités ont été construites à Saint-Pétersbourg aux usines Lessner et aux chantiers de la Neva, déjà responsables du D-2, et que 25 autres ont été réalisées en France aux usines Plateau de Paris, que je ne connais pas. Légèrement différent du D-2, le modèle de série, que nous appellerons D-3, n’avait plus qu’une hélice AR orientable dans le plan horizontal. L’assiette était contrôlée par le déplacement intérieur de deux poids de 320 kg. Un petit tube d’air pour la ventilation à l’immersion périscopique était disposé à l’AR de la tourelle.

Les 50 unités D-3 furent construites au cours de l’année 1881. Des essais approfondis furent conduits à Cronstadt de mai à octobre 1882 et donnèrent satisfaction (57 jours de mer, 96 heures de plongée, tenue d’immersion à 20 cm près). Malgré les progrès de la régénération, la vie à bord était particulièrement difficile (éclairage par les hublots de la tourelle, pas de poulaines, absence de vivres et d’eau), si bien qu’un officier britannique passant à Cronstadt en 1885 pouvait signaler dans son rapport de mission que « les Russes eux-mêmes affirment que personne de sensé n’embarque sur ces unités ».

Elles furent réparties pour renforcer la défense des principaux ports (34 à Sébastopol et 16 a Cronstadt) et restèrent en service 5 ans, jusqu’au jour où leur désarmement tut décidé en raison de la faiblesse de leur valeur militaire, due essentiellement à la vitesse (3 nœuds maximum) et à 1 armement, dépasse a l’ère de la torpille. Elles furent alors transformées en bouées et balises, à l’exception de 8 coques gardées en réserve.

7 – Les années prospères
Pour Drzewiecki, l’année 1882 est une bonne année : la commande est en cours de réalisation et les unités en essai, il a été généreusement récompensé ; de plus il est élu vice-président de section a l’académie technique de Russie (section de navigation aérienne). Les idées pétillent, on l’écoute, on l’admire, il écrit, il s’intéresse aux questions techniques à la mode : électricité, aviation.

En 1883 Drzewiecki propose donc à l’Etat-major d’étudier la modernisation du système propulsif de ses sous-marins et de leur adapter un moteur électrique. Ses prédécesseurs sur cette voie sont déjà nombreux en 1882 : des Russes (Nikolaïev et Guillenschmidt en 1854) des Français (Mane-Davy en 1854, Jules Verne en 1869), des Britanniques (Newton), des Américains (Alstitt en 1863)….

La plupart réalisèrent des unités à vitesse et autonomie faibles, du fait des volumes et des poids élevés des batteries galvaniques de l’époque, que remplacèrent avantageusement les accumulateurs au plomb dans les années ’70. Les travaux de MM. Tchikolev, Tvertinov et Latchinov en Russie, MM. Faure, Renard, Krebs et Le Monteau en France jalonnent ces progrès.

Concrètement, le constructeur propose l’électrification de la propulsion de deux D-3, l’un restant équipé d’une ligne d’arbre à hélice, l’autre utilisant un hydroréacteur, sorte de pompe aspirant de 1 eau à l’AV et la refoulant par l’intermédiaire de deux tuyères à l’AR. Ce dispositif permettait d après son auteur d’assurer la propulsion et le contrôle de la direction, et de surcroît il jouait le rôle de pompe d’épuisement et de vidange des ballasts. La firme française Bréguet devait livrer les moteurs électriques nécessaires.

Le projet est approuvé en 1884, puis réalisé en 1885. Les deux sous-marins D-4 sont essayés, atteignent respectivement 4 nœuds avec l’hélice et 3 nœuds avec l’hydroréacteur, et… sont refuses par la Marine. Il faut dire que cette année-là (en 1886) la défense des ports, qui était confiée jusque-là au génie, est donnée à la marine, qui s’empresse de mettre en réserve les petits jouets de protection des ports dus à Drzewiecki, coûteux et dangereux. S’embarquer dans d’autres recherches pour ce type de plate-forme ne tentait pas l’état-major de la marine. Drzewiecki reçoit la même année un prix à l’exposition sur l’électricité de Saint-Pétersbourg puis on parle moins de lui.