Cette évocation de Sébastopol a été publiée dans le Bulletin n°1 de l’année 2004 à l’occasion des 70 ans d’existence de l’AAOMIR.
Je tiens à remercier Monsieur Ivan BRIKKE, fils et neveu d’officiers de la marine impériale russe pour les documents qu’il a bien voulus nous communiquer.
Le Président de l’AAOMIR, Alexandre J.
Les photographies et illustrations ont été ajoutées par Alain en mars 2024.
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UNE SI BELLE RADE
« Je serais bien charmée que vous puissiez voir cet endroit-ci, le port ne ressemble à rien de tout ce que j’ai vu en ce genre. C’est une longue crique fermée par la mer Noire entre deux hauteurs si élevées, que la Gloire de Catherine, l’un des plus gros vaisseaux de la marine russe qui est ici à l’ancre, ne peut se voir, le rivage étant plus haut que la flamme à l’extrémité du grand-mât. L’eau est si profonde que ce vaisseau touche terre. Toutes les flottes de l’Europe seraient en sûreté contre les tempêtes et les ennemis dans les ports et les criques, dont il y a beaucoup en ce pays-ci. Les batteries qui en garnissent l’embouchure d’un côté, suffiraient pour couler bas tous les vaisseaux qui oseraient tenter le passage, et placées du côté de la mer, elles empêcheraient l’entrée d’une flotte. »
La description date de 1786. Sébastopol est née à peine trois ans plus tôt. Potemkine choisit ce village tartare pour créer un port militaire et, l’année suivante, sa souveraine le dénomme Sébastopol : « une ville digne de respect « écrit Catherine II en signant l’oukaze par lequel elle ordonne la construction d’une forteresse avec l’amirauté, d’un port, de chantiers navals et d’une colonie militaire.
Début 1787, Catherine décide de visiter sa nouvelle conquête. Elle part en Crimée accompagnée de quatorze carrosses, cent vingt-quatre traîneaux et « kibitki » et encore quarante traîneaux de secours. Laissons la plume au comte de Ségur, ambassadeur de France à Saint- Petersbourg et participant au voyage :
« Comme Leurs Altesses étaient à table, au son d’une remarquable musique, on ouvrit soudainement les portes donnant sur un grand balcon. Un spectacle grandiose s’offrit aux regards : entre deux rangs de cavaliers tartares, nous vîmes un golfe d’environ douze verstes ( kilomètres) et quatre de large. Au travers de ce golfe, à la vue de la table impériale, était rangée en ordre de bataille une flotte impressionnante, construite, armée et complètement équipée en deux ans. Les canons tirèrent une salve en l’honneur de la Souveraine et son grondement semblait signifier au Pont-Euxin la présence de son maître. Il semblait aussi annoncer qu’en moins de trente heures, les pavillons de la flotte pouvaient se déployer en vue de Constantinople et les étendards de son armée s ’installer sur ses murailles. «
ALEXANDRE IVANOVITCH KAZARSKII
[* »Pamiat Merkouriï « , Souvenir du Mercure*]
A croire le Baedeker, le boulevard à gauche de la Grafskaïa Pristan (quai du comte) réserve le plus beau panorama de la ville et de la mer. Sur ce boulevard, est érigé le monument en l’honneur de « Kazarskiï » . Alexandre Ivanovitch Kazarskiï s’engage comme volontaire dans la flotte de la mer Noire en 1811 à quatorze ans. Garde-marine en 1813, mitchman l’année suivante, il devient lieutenant en 1819 ; il sert alors dans la flottille du Danube. Quand éclate la guerre contre la Turquie en 1827, il commande le » Sopernik » ( Rival ).
En ce temps, la Russie alliée à la Grande- Bretagne prenait fait et cause pour la Grèce au nom d’un devoir d’ingérence avant l’heure.
Le vingt octobre 1827, la bataille navale de Navarin (Péloponnèse) oppose Russes, Britanniques et Français aux Turcs. Les héros russes de la journée s’appellent le capitaine de vaisseau Lazareff, le capitaine de frégate Avinoff, le lieutenant Nakhimoff, les mitchmans Korniloff et Istomine. Les trois derniers devenus amiraux participeront héroïquement au siège de Sébastopol.
Défaits à Navarin, les Turcs déposent d’autant moins les armes que les Russes poursuivent leurs opérations. Au printemps suivant, les combats reprennent ; le 2 mai, la flotte russe bombarde la forteresse d’Anapa, sur la côte orientale de la mer Noire ; les Turcs résistent plus d’un mois. Kazarskiï reçoit un sabre « pour le courage » et devient capitaine-lieutenant, un grade qui, comme l’expliquerait mieux que quiconque notre ami Alexandre Vladimirovitch, sera supprimé en 1884.
Le 22 juillet 1828, la flotte russe se présente devant la forteresse de Varna, à l’autre extrémité de la mer Noire. Début 1829, Kazarskiï prend le commandement du brick « Merkouriï » (Mercure), armé de 18 canons. Fin avril, le bâtiment participe à une opération qui conduit les Russes jusqu’au Bosphore. Le « Merkouriï » se retrouve seul face à deux unités ennemies : l’une dispose de 110 canons et l’autre de 74 seulement. Kazarskiï réunit l’ensemble des officiers pour décider de l’attitude à suivre. Se battre jusqu’au bout et le dernier officier vivant reçoit mission de se porter à la hauteur de l’ennemi pour faire sauter alors le bâtiment. Les manœuvres turques ayant réussi à encercler le bâtiment russe, le commandant turc propose à Kazarskiï la reddition. Refus, nouveau bombardement, incendie et miracle : le « Merkouriï » met hors de combat l’un des assaillants avant d’échapper à l’autre. Le combat a duré trois heures.
Bataille du brick « Merkouriï » avec les deux plus grands navires turcs le 14 mai 1829. Artiste M. Tkachenko, 1907 (Source encyclopedia.mil.ru)
Kazarskiï mourra jeune, à trente-six ans, en 1833.
Pour perpétuer le fait d’armes du « Merkouriï » et de son équipage, la flotte impériale baptisera plusieurs de ses bâtiments « Pamiat Merkouriï » : Souvenir du Mercure.
Quittons le boulevard pour rejoindre un bon restaurant signalé par le Baedeker : » on a une belle vue de la mer et, le soir, il y a des concerts militaires « . Un coup d’œil de l’autre côté de la baie permet d’apercevoir le monument de l’amiral Lazareff. Que ceux d’entre vous qui veulent mieux comprendre le rôle de Mikhaïl Pétrovitch Lazareff dans l’histoire navale russe ouvre l’ouvrage d’Alexandre Vladimirovitch Plotto. Ses réussites opérationnelles, ses innovations techniques, sa vision des rapports entre officiers et matelots, son influence sur de nombreux et brillants officiers qui formeront « l’école de Lazareff », tout cela est expliqué. Décédé à Vienne, l’amiral Lazareff est enterré à la cathédrale Saint- Vladimir .
TODLEBEN
[*Proclamation des dames de Moscou à l’occasion d’un déjeuner offert le 25 février 1856 en l’honneur des marins de la flotte de la mer Noire.*]
Pourquoi certaines défaites demeurent infamantes et d’autres deviennent dignes de victoires ? Mieux, pourquoi des défaites sont-elles davantage célébrées que des victoires ?
[*« Hourrah aux défenseurs de la Russie
Soyez les bienvenus à Moscou
Vous en êtes ses chers invités
Depuis longtemps, elle vénère la rumeur
De vos saints exploits.
Que représentent Dantzig, Saragosse ou Troie
En comparaison de notre Sébastopol ?
Nulle bataille plus terrible, nul combat comparable.
Votre souffle dans le feu, vous mourriez debout
Sous votre étendard sacré.
L’honneur est sauf, et avec lui la gloire
Et cet honneur vous appartient !
Votre majestueux Sébastopol brille de la mémoire de son siège
Dans les tables de la loi de notre patrie.
Hourrah, défenseurs de la Russie !
Nous vous offrons le pain et le sel
Et notre cœur vous dira
Des mots simples, honorables invités
Et vive la flotte russe ! »*]
Si la première guerre mondiale a mis fin à un monde, la guerre de Crimée a vraisemblablement représenté son antichambre. Défaits à l’Alma en septembre 1854, les Russes s’enferment à Sébastopol. Les Alliés ne doivent pas passer. La Brigade légère chargea encore, mais les voiles des bâtiments russes restèrent pliées. D’ailleurs, les marins devinrent hommes de tranchées et perdirent leur chef, l’amiral Nakhimoff, tué sur la colline de Malakoff.
L’héroïsme des défenseurs repoussera l’échéance presque un an durant jusqu’au septembre 1855. Leur héroïsme et l’extraordinaire travail de fortifications réalisé par le colonel Todleben au sud de la ville, autour du fameux bastion numéro quatre.
Sébastopol offrira au colonel un boulevard et lui construisit un monument ; la famille du colonel reçut un musée, en face de la cathédrale.
Présenté à la Grande Catherine, un des ancêtres du colonel se vit prier d’annoter l’album impérial. Il réfléchit puis écrivit, le visage souriant : « loyal à la mort (tod) comme à la vie (leben) » et signa Todtleben.
Le colonel est enterré dans le grand cimetière orthodoxe dont la chapelle porte l’inscription : » Bratskaïa Maguila »( sépulture des frères). Cent mille hommes reposent au pied d’une chapelle en forme de pyramide haute d’une vingtaine de mètres.
Léon Tolstoï qui a combattu à Sébastopol écrira : » Je remercie Dieu d’avoir vu ces gens (les défenseurs) et de vivre en cette période mémorable ».
Dans la ville évacuée, quatorze maisons seulement n’avaient pas été touchées.
TRAHISONS
Les sanctions imposées à la Russie après la guerre de Crimée privent Sébastopol de sa raison de vivre. La ville dépérit quinze longues années, jusqu’à la renégociation du traité de Paris.
Aussi, importante est l’arrivée du chemin de fer. La ligne cent-quarante qui rejoint Koursk à Sébastopol fait presque oublier que Moscou est à mille quatre cent quarante verstes et Saint- Petersbourg à plus de deux mille ! Le Baedeker salue même l’aspect riant de la ville reconstruite largement en grès jaune et remarque que le pavé de Sébastopol est « après celui d’Odessa, le meilleur de la Russie ».
A croire les statistiques disponibles, la population de Sébastopol passe de 34.000 en 1890 à 75.000 en 1914. A l’époque, Simféropol compte 84.000 habitants, Nikolaïeff l’autre port militaire 130.000 et Odessa 631.000.
Soixante après, Sébastopol se veut prête à affronter l’ennemi, à nouveau.
Pourtant, quand il surgit, c’est la surprise. Dans la nuit du 15 au 16 octobre 1914, des bâtiments turcs attaquent une canonnière russe à Odessa sans que l’empire ottoman ait déclaré la guerre à son voisin du nord. Quelques heures plus tard, Sébastopol est bombardée par le Goeben, tandis que les torpilleurs turcs déposent leurs mines dans la belle rade. Sur le retour vers Constantinople, la flotte germano-turque croisent des bâtiments russes : soixante-treize officiers et matelots russes sont tués ou disparaissent.
Début novembre, le Goeben et le Breslau croisent l’escadre russe en face de Balaklava. Dans le brouillard, les vigies russes confondent le géant allemand avec l’un des leurs ; le cuirassé « Ioann Zlataoust »(Saint-Jean Chrysostome) ne voit même pas l’ennemi. Le combat oppose finalement les 23.000 tonneaux, les 23 nœuds et les 10 canons de 11 pouces du Goeben aux 13.000 tonneaux, 16 nœuds et 4 canons de 12 pouces du cuirassé « Evstafiï » (Saint-Eustache). En un quart d’heure, l’Allemand perd 115 officiers et matelots et le Russe 34 de ses hommes.
Malgré son infériorité face aux bâtiments allemands turquisés, malgré ses difficultés de ravitaillement en charbon, la flotte de la Mer Noire reprend l’offensive : blocus de la côte anatolienne, opérations navales et terrestres et jusqu’à d’audacieuses incursions dans le Bosphore. Il est vrai que depuis juin 1915, les Russes disposent eux aussi d’un monstre ; « l’Impératritza Maria » (Impératrice Marie), construite à Nikolaïeff en moins de deux ans rejoint la rade de Sébastopol à la mi-1915.
Le sept octobre 1916 au matin, une kyrielle d’explosions secouent le cuirassé à l’ancre dans la rade(point numéro 8). Il coule à 7 heures seize, emportant 225 vies. On s’interroge sur les causes de ces explosions, on crée une commission ; elle rejette l’hypothèse de la fatalité et souligne la facilité avec laquelle un acte malveillant aurait pu être commis. Le rapport ne conclut pas. L’amiral Koltchak, quand il fut interrogé par la Tchéka, n’en dit pas davantage. A croire cependant la confidence de la femme qui, en 1916, vivait avec l’amiral, le commandant en chef de la flotte de la Mer Noire était convaincu d’un coup de main allemand ; cette confidence est rapportée dans un livre écrit en 1975 en URSS et publié en 1993. Son auteur affirme d’ailleurs connaître la véritable réponse. Elle lui fut apportée, documents à l’appui, par un ancien tchékiste qui, en 1933, » mit la main » sur un groupe dirigé par un ingénieur allemand installé à Nikolaïeff bien avant 1914, Victor Edouardovitch Vermann. Contre 80.000 roubles chacun, payables après la fin de la guerre ( en 1914, un officier de marine en début de carrière recevait mille roubles par an), il reçut l’aide de deux Russes. A la déclaration de la guerre, les Allemands furent obligés de quitter Nikolaïeff, mais Vermann réussit à rester : un de ses complices avait soudoyé le chef local de la gendarmerie qui devait beaucoup d’argent à un joueur professionnel engagé par le réseau allemand. Quant à la technique utilisée, le capitaine de vaisseau Loukine l’esquissa dans son fameux livre publié en 1934 : des détonateurs cachés dans des tubes métalliques disposés à la veille de l’explosion.
L « Impératritza » fut remontée du fonds de la rade à la fin de 1916 ; dix ans plus tard, les Soviétiques la découpèrent pour réutiliser le métal.
Mais revenons à l’amiral Koltchak. Fin février 1917, le grand-duc Nicolas Nicolaïévitch le convoque à Batoum ; il revient précipitamment à Sébastopol au vu des informations révolutionnaires qu’il reçoit de Pétrograd.
Contrairement à la flotte de la Baltique, celle de la Mer Noire garda son calme et resta disciplinée dans les premiers jours. Lorsque arrive le fameux ordre numéro un des Soviets, qui supprime l’autorité militaire, l’amiral Koltchak refuse de l’appliquer et réussit même à réprimer les actes de désertion. L’arrivée de matelots révolutionnaires, envoyés de Kronstadt, modifie le rapport de forces : l’équipage d’un torpilleur demande le « renvoi » de son commandant et le général commandant le port en second est arrêté. A Odessa, Koltchak rencontre Kérenskiï : le premier privilégie la guerre, le second place la vie humaine au-dessus de tout. La révolution est en marche ; bientôt, des comités sont constitués sur les bâtiments et un jour est donné l’ordre de désarmer les officiers et de fouiller leur cabine.
L’amiral Koltchak demande à ses officiers d’obéir mais lui-même prend son sabre d’honneur et « le rend à la mer » ; Kérenskiï donne tort aux révolutionnaires de Sébastopol qui voulaient arrêter l’amiral et le convoque à Pétrograd. A l’arrivée de Koltchak dans la capitale, une délégation d’officiers lui offre une dague d’honneur avec l’inscription suivante : « Au héros d’honneur l’amiral Koltchak, de la part de l’Union des officiers de l’armée et de la flotte ».
A l’automne dix-sept, Sébastopol succombe à l’hydre révolutionnaire. Les amiraux Nolitskiï, Kasskoff et Alexandroff sont arrêtés, ainsi que le général Ketritz, le capitaine de vaisseau Kouznetzoff et Svinine, les capitaines de frégate Kallistoff et Saloff, et d’autres officiers. Le mitchman Skorodinskiï est assassiné sur le pont de son navire, frappé dans le dos ; le jour de ses funérailles, le 15 décembre, les officiers du torpilleur « Hadji-bey » sont arrêtés et fusillés sur la colline de Malakoff. Sont également fusillés tous les officiers qui avaient été arrêtés les jours précédents. Le lendemain, des officiers sont rafflés et immédiatement fusillés ; parmi eux, le capitaine de vaisseau Klimoff, le capitaine de frégate Orloff, le lieutenant-supérieur Pogorelskiï et le lieutenant Doubnitskiï.
L’amiral Novitskiï avait soixante ans et le lieutenant Doubnitskiï, vingt-six.