La guerre de Crimée
Article mis en ligne en août 2008
C’est avec l’aimable autorisation du prince Alexandre Troubetskoï que nous publions cette conférence donnée lors du voyage à Sébastopol de mai dernier.
Des causes historiques et géopolitiques profondes
La guerre de Crimée est un épisode que l’on peut comparer à un tremblement de terre qui se déclenche lorsque des raisons concomitantes sont réunies dans les régions dont les failles géologiques sont de toute façon propices à l’apparition de ce type d’événement.
Je veux dire par là que cette guerre puise ses raisons dans l’équilibre instable des relations entre les nations Européennes, la Russie et la Turquie.
Depuis la prise de Constantinople en 1453, les visées turques n’ont jamais cessées de s’exercer sur la Grèce, les Balkans et plus en général sur le monde géopolitique de cette région.
D’ailleurs,nous vivons en ce moment même l’évolution de ces relations à travers la question d’une Europe avec ou sans la Turquie.
On peut observer sans entrer dans les détails plusieurs périodes des relations de l’Europe avec la Turquie.
AVANT LE CONGRES DE VIENNE DE 1815
Chaque nation Européenne percevait la Turquie de façon individuelle sans concertation, exerçant un commerce prudent avec ce voisin considéré plutôt comme un danger potentiel (surtout pour les riverains de la Méditerranée), tout en observant de façon favorable que cette Turquie contribuait déjà à contenir les avancées de la Russie vers la mer Noire depuis Pierre le Grand.
APRÈS LE CONGRES DE VIENNE
La Turquie n’est plus considérée systématiquement par l’Europe comme un danger potentiel, ses menaces sont de plus en plus minces, ce qui permit par exemple la conquête de l’Algérie par la France en 1830.
Les nations Européennes vont peu à peu assimiler la Turquie comme un acteur à part entière du concert des nations, utile pour contenir cette fois de façon plus concertée la Russie et les peuples slaves qui commencent à rechercher auprès de celle-ci un protectorat, face aux pressions économiques, religieuses et culturelles exercées par la Sublime Porte.
APRÈS LA RÉVOLUTION TURQUE DE 1908
La Turquie est reconnue comme une nation moderne, admise définitivement à jouer un rôle dans le déroulement de l’histoire européenne, comme le prouvera l’alliance de la Turquie avec l’Allemagne et L’Autriche pendant la première guerre mondiale.
Nous écartant encore un instant du sujet de la guerre de Crimée, on découvre déjà assez bien les motivations de ceux qui veulent rallier la Turquie à l’Europe du fait que cette démarche politique ne date pas d’aujourd’hui.
Les partisans de cette union oublient cependant que les nouvelles donnes telles que la montée de l’Islam intégriste et les mouvements de population de culture différente dans le cadre de la mondialisation, présentent des risques plus conséquents que l’avantage d’étendre l’Europe à l’Asie.
RAPPEL HISTORIQUE
Revenons au sujet par un rappel historique : quand on examine les relations entre la Russie et la Turquie, celles-ci sont parsemées de conflits, de paix, et même d’alliance sporadique comme celle de 1798-1799 quand une escadre russo-turque sous le commandement de l’Amiral OUCHAKOV faisait la guerre à la France gouvernée par le Directoire tandis que Bonaparte était en ÉGYPTE.
Plus tard, après une guerre victorieuse de la Russie contre la Turquie menée sur les rives du Danube par les Généraux DIBITCH puis PASKEVITCH, le Traité d’ANDRIANOPOL de 1829 ouvrit aux russes le passage des navires de commerce à travers les Dardanelles et permit l’occupation de l’embouchure du Danube.
Ce traité fut accompagné d’un accord tacite par lequel la Russie garantissait du moins moralement une certaine protection à la Serbie et la Grèce, face à une Turquie qui diminuerait en théorie sa pression sur les peuples des Balkans.
Bien plus, la Russie ira jusqu’à aider militairement en 1833 le Sultan MOHAMED ALI contre son fils HIBRAHIM qui cherchait à le renverser.
Ceci a permis la signature quelque peu insolite d’un traité d’amitié et d’alliance entre la Turquie et la Russie (traité d’UNKIAR SKELESSI signé sur les rives asiatiques par les diplomates ORLOV et BOUTENEFF).
Ce traité assez peu connu fut à l’époque considéré comme un triomphe de la diplomatie russe, qui y voyait le règlement définitif de ses relations tumultueuses avec la Turquie et par conséquent son libre accès vers la Méditerranée.
Les russes détenaient enfin une des clés du Bosphore, les navires de guerre russes pouvaient le franchir librement, alors que la Turquie s’engageait même à le fermer aux navires de guerre européens.
Cet accord inquiéta à tel point les nations européennes et surtout l’Autriche (qui voyait diminuer ses visées sur les Balkans), qu’elles n’auront de cesse de vouloir casser celui-ci en renchérissant systématiquement leur aide à la Turquie pour minimiser le rôle de la Russie.
La Turquie obtint ainsi en 1840 par la convention de Londres, que les nations européennes tout comme la Russie la soutiendraient militairement en cas de danger,la Russie avec son armée, la Grande Bretagne et l’Autriche avec leur marine.
On peut se demander quel danger menaçait la Turquie ?
Toujours est-il que par cette pirouette, l’accord exclusif favorable à la Russie avait vécu.
Bientôt la 2° convention de Londres de 1841 fit entrer la France dans le groupement des « protecteurs » de la Turquie.
Grâce à cette situation exceptionnelle, la Turquie ne s’embarrassera plus de ses engagements antérieurs d’assurer la protection de ses minorités Chrétiennes sous prétexte qu’elle entreprenait de soi-disantes réformes démocratiques.
Conscient de la situation, NICOLAS I se rendit sans succès à Londres pour essayer d’amorcer un accord séparé avec la Grande Bretagne qui partagerait l’influence sur la Turquie au dépends des autres nations Européennes.
Les forces en présence
Sous le règne de Nicolas 1, sur une population d’environ 80 Millions d’habitants que compte l’Empire, l’armée russe comprend dans ses registres 31 397 officiers, et 1 366 000 soldats. Dans la pratique, les effectifs réellement mobilisables sont de 700 000 hommes (du fait de congés illimités, éloignements divers, etc). Les réformes du système de mobilisation ne seront réellement entreprises que sous le règne d’Alexandre II, et en relation avec les nouvelles dispositions qu’entraînera l’abolition du servage.
Si la Russie compte théoriquement 700 000 hommes, la plupart ne pourront pas participer à la guerre de Crimée en raison d’une dispersion pas toujours justifiée.
La Garde impériale et une partie des garnisons du nord ne seront pas engagées et resteront sur les rives de la Baltique pour protéger la Capitale en cas d’attaque alliée au Nord (environ 200 000 hommes).
Il y aura effectivement un bombardement des côtes finlandaises et Baltes par la marine française. Selon MILUTINE, le futur grand réformateur militaire sous ALEXANDRE II, la défense de ST PETERSBOURG n’était aucunement préparée.
Même KRONSTADT n’était pas prêt à soutenir une action militaire si celle-ci aurait eu lieu.
D’ailleurs, certains stratèges militaires et MILUTINE lui-même ont plus tard avancé l’idée que la guerre en CRIMEE était une erreur des alliés. Ceux-ci auraient pu porter leurs efforts sur une campagne dans les territoires baltes et finlandais, prendre la capitale et déconsidérer ainsi la Russie aux yeux de l’ensemble des nations européennes.
Ceci aurait alors entraîné contre la Russie une guerre totale à laquelle auraient pris part l’Autriche, la Prusse, et la Suède sans parler de soulèvements possibles de territoires sous contrôle russe comme la Pologne.
Ayant réussi à convaincre le Tsar de ce danger, MILUTINE fut chargé de la réorganisation urgente de la défense de la région Balte qui n’aurait d’ailleurs pas pu être achevée à temps si la guerre eut été portée dans cette région.
La Pologne est occupée par 141 000 hommes depuis sa conquête en 1831. Elle ne peut être dégarnie.
182 000 hommes sont dispersés le long du Danube et en Ukraine, depuis des opérations sans grand succès et sans but déterminé menées en 1853 contre les turcs et laissées sur place dans la crainte de l’Autriche, et ce, malgré l’aide apportée en 1848-49 à celle-ci par Nicolas 1 pour aider les Habsbourgs à réprimer une révolte hongroise qui menaçait leur dynastie.
On constate que le Tsar Nicolas I qui se voulait être le Gendarme de l’Europe en fut mal récompensé. De plus cette intervention fut très impopulaire en Russie.
Enfin des contingents importants sont répartis le long de la Mer Noire, la Mer d’Azov, et au Caucase.
En Crimée, à la veille de la guerre, il n’y a que 40 000 hommes.
Des renforts seront envoyés mais de façon désordonnée, pris sur des contingents non expérimentés, mobilisés à la hâte et surtout en retard.
Les réservistes ne pourront jamais être rappelées à temps du fait d’un système lourd et mal organisé (aussi bien pour le corps officier que pour les soldats)
De plus les hésitations du Prince Menchikov commandant en chef des troupes russes entraînent d’interminables correspondances entre Sébastopol, St Petersbourg et les régions militaires de la Mer Noire, du Caucase et de l’Ukraine où les troupes sont disséminées.
Ceci contribuait à rendre difficile les décisions pourtant nécessaires et urgentes de dégarnir telle ou telle région pour renforcer le dispositif là où c’était réellement nécessaire.
En raison de cette dispersion les Russes ne seront puissants nulle part.
Il est vrai que des bruits de toutes sortes avaient été répandus comme par exemple le fait que les Turcs préparaient une aide massive aux montagnards caucasiens.
Et comme on l’a dit, le Tsar continuera tout au long de la guerre à craindre une intervention des Autrichiens et des turcs dans la vallée du Danube.
Au fur et à mesure du déroulement de la Guerre, les décisions stratégiques seront souvent prises non pas sur place, car Menchikov n’a pas prévu de véritable état-major, mais par Le Tsar lui-même qui décide depuis la capitale des moindres détails d’affectation ou de mouvements de troupes, sur la base de rapports souvent erronés ou obsolètes, qui font l’aller-retour entre la capitale et la Crimée.
Curieusement, le Prince MENCHIKOV avait bien pronostiqué que l’effort de guerre pourrait se porter sur Sébastopol, mais il ne fit rien ni pour préparer la ville au siège, ni pour réunir un état-major constitué, ni pour pallier au débarquement des alliés.
On ne peut non plus passer sous silence que la déclaration de guerre avait surpris la Russie suite aux mauvais conseils que le TSAR recevait de son ministre de la Guerre Dolgoroukov qui entretenait l’idée qu’une alliance entre l’Angleterre et la France était contre nature du fait des relations historiquement mauvaises entre ces 2 nations.
Il lui paraissait dès lors impensable qu’une telle alliance puisse se porter en aide à la Turquie, lorsque celle-ci déclara la guerre à la Russie le 4 octobre 1853.
Aussitôt, l’Autriche confirma sa position de neutralité hostile et disposa à sa frontière une armée en alerte de 200 000 hommes.
La Prusse ne se prononça pas en faveur de la Russie malgré les déclarations d’amitié qui s’échangeaient entre la Russie, la Prusse et même l’Autriche pas plus tard qu’au cours de la rencontre que les 3 souverains eurent à OLMUTS et POSTDAM en septembre, c’est-à-dire un mois à peine avant la déclaration de la guerre par la Turquie.
En novembre 1853 se déroula la bataille navale de SYNOP évoquée plus haut.
Elle accéléra la signature de l’alliance puis la déclaration de guerre de l’Angleterre et de la France à la Russie en avril 1854.
Pour mener à bien cette guerre, MILUTINE avait proposé une stratégie très différente de celle choisie.
Il prônait une action offensive de grande ampleur à partir des rives du Danube pour contenir les alliés qui s’y trouvaient au sud de Varna. Plutôt que de s’attaquer à la Crimée les alliés auraient été obligés d’apporter l’aide à la Turquie pour protéger ses territoires situés sur l’actuelle Roumanie, Bulgarie, Moldavie, et les confins de la Bessarabie.
Cette stratégie comportait le risque de l’entrée en guerre de l’Autriche mais ce risque était atténué par les troupes russes présentes de toute façon et qui restèrent inutilisées.
Elle permettait à la Russie de porter un coup sévère aux alliés qui préparaient sur les rives de la Bulgarie et dans des conditions très difficiles leur armada prévue pour débarquer en Crimée.
D’ailleurs un coup de main allié sur Odessa va échouer et montrer par là que les troupes russes auraient peut-être mieux fait de mener une guerre sur ce territoire qu’ils connaissaient bien mieux que les alliés depuis les guerres de Souvorov, et celles de 1828 et de 1852.
Par ailleurs la marine russe essentiellement à voile, était incapable de résister sérieusement à celle des alliés équipés déjà d’une marine à vapeur.
Elle fut donc inutile pendant la Guerre de Crimée.
D’ailleurs, la priorité alliée ne consistait pas tant à vouloir détruire cette marine russe qui présentait de moins en moins de danger, mais à prendre le contrôle des côtes russes et caucasiennes afin de fermer définitivement l’accès russe vers Constantinople et la Méditerranée.
Pour cela il fallait occuper durablement la Crimée, empêcher dans le futur l’existence d’une marine russe moderne, et pour cela contrôler son port militaire le plus important : SÉBASTOPOL.
La préparation militaire alliée est entreprise avec une lente minutie qui fera croire à Menchikov que les alliés hésitent.
Menchikov ira jusqu’à rapporter au TSAR, 2 jours avant l’apparition devant la Crimée de l’armada alliée, qu’il ne croyait plus en une action militaire alliée avant l’été.
En fait cette préparation regroupant matériel, armement et contingents autour de Varna s’accompagnait d’entraînements militaires intensifs en vue de disposer d’une puissante force alliée de 60 000 hommes parfaitement entraînés pour un débarquement suivi d’une guerre de mouvement face à une stratégie russe hésitante et principalement défensive.
Ce sont 24 500 Français, 26 000 Anglais, 7 à 8 000 Turcs, une centaine de navires de guerre et près de 200 bâtiments de commerce acheminant troupes et matériel (l’effectif des troupes alliées sera triplé vers la fin de la guerre.)
Pour les alliés rien n’est pourtant facile et requiert une certaine audace : les guerres Napoléoniennes sont encore un souvenir proche et la ténacité du combattant russe est dans toutes les mémoires.
La coalition s’aventure dans une région qui lui est parfaitement inconnue face à un ennemi dont elle ne connaît pas réellement le nombre.
Elle doit se préparer à réaliser un débarquement, puis tenir un siège, et pouvoir aussi mener des actions sur des champs de batailles classiques.
Les troupes alliées sont victimes de maladies contractées pendant leur entraînement en Bulgarie, avant même de débarquer, tandis qu’un violent incendie ravage une partie de leur matériel.
Le commandant en Chef lui-même, Le Maréchal De SAINT ARNAUD reste au début des opérations sur son navire, terrassé par le Choléra.
Il est remplacé par l’excellent Général Canrobert le 12 septembre, le jour même du début des opérations.
Celles-ci commencent par la prise d’EUPATORIA sans résistance car la garnison russe avait évacué la ville ne laissant que quelques soldats malades.
Le débarquement principal aura lieu à environ 50 km de SÉBASTOPOL au nord de la Rivière ALMA, sur une plage qui avait été au préalable repérée par des navires à vapeur alliés opérant en toute tranquillité.
Une autre opération de débarquement de diversion aura également lieu au sud de ALMA à KATCHA.
La Bataille D’ALMA
La décision des alliées fut de s’attaquer à Sébastopol par la terre et non par la mer pour les raisons suivantes.
Des rapports confirmaient une mauvaise défense de la ville du coté terre et l’avantage en armement allié pouvait faire de ce fait la différence malgré la ténacité du soldat Russe.
Celui-ci était équipé d’armement obsolète dont la portée de tir était 4 fois inférieure à celle des fusils à canon rayé des alliés (portée de 300 pas contre près de 1200 pas). En outre les armes russes étaient souvent dégradées pour que les bruits de mécanique fassent par leur bruit plus d’effet pendant les parades. Ceci allait à l’encontre d’une bonne précision du tir.
Oubliant l’évolution de l’armement, les russes avaient conservé la tradition de privilégier la baïonnette plutôt que le tir. Les attaques à la baïonnette se faisaient encore souvent en ordre serré et non dispersé (les Anglais firent de même).
De plus l’armement en artillerie allié est bien plus nombreux et plus puissant.
Les alliés disposent en effet de l’appui des batteries puissantes de leurs navires de guerre ; ils ont amené avec eux une puissante artillerie de campagne et même une artillerie de siège qui fera des dégâts importants dans la ville de Sébastopol tout au long des bombardements que subira la ville.
Menchikov dispose bien d’une artillerie russe de qualité et d’une grande compétence de ses servants et pensera que cela est largement suffisant, ce qui ne sera pas le cas.
La bataille d’ALMA s’engage de la façon suivante :
le débarquement allié se déroule le 14 septembre sans la moindre intervention russe. Le Général Bosquet rapporte étonné que la cavalerie russe observait de loin les manœuvres délicates de débarquement sans intervenir.
La cavalerie française n’est pas encore partie de Varna, tandis que la cavalerie anglaise va rapidement s’enliser dans les marais proches.
Alors pourquoi cette passivité ?
MENCHIKOV avait relaté au Tsar qu’il n’interviendrait pas pour empêcher le débarquement, craignant de lourdes pertes dues à l’intervention de l’artillerie des navires alliés, mais il ajoutait qu’il était très sûr d’une position imprenable qu’il ferait prendre à ses troupes sur les rives escarpées et les falaises de la rivière ALMA.
Il déclara qu’il était si sûr de sa position que même si les alliés seraient au nombre de 200 000, il les repousserait à la mer dès le premier affrontement avec les 36 000 soldats amassés par lui le long de L’Alma, près d’une tour d’observation construite à la hâte et non achevée.
Les alliés débarquèrent 8000 Turcs (infanterie), 27000 Britanniques (composés de troupes d’élite telles que les Highlanders, les grenadiers Guards et les Hussards (seule cavalerie alliée ayant pu débarquer à temps).
27 000 Français sont composés de bataillons très entraînés, rapides et bons tireurs que sont les chasseurs à pieds, et certains régiments de ligne, tels que les tirailleurs algériens et les zouaves du dynamique Général Bourbaki.
Le commandement français est brillant, parmi celui-ci nous trouvons les noms célèbres tels que Canrobert, Autemarre, Bosquet, Lourmel et le jeune Prince Napoléon qui entraîne avec la fougue de sa jeunesse les chasseurs au milieu du feu de l’artillerie de Menchikov.
Les Britanniques font également impression, commandés par un brillant général Sir Georges Brown. Ils progressent en rang serré comme à la parade et très lentement, se font hacher sur place par les troupes de Gortchakov reforment le rang serré et continuent offrant des lignes impeccables à la mitraille russe.
Le régiment des HIGHLANDERS se présente au combat en costume national « comme à une parade sur HYDE PARK devant la Reine VICTORIA » dit-on en les voyant.
Le Maréchal de ST ARNAUD qualifie leur attaque « d’héroïque mais en retard d’un demi siècle, c’est sublime, dit il, mais ce n’est plus la guerre qu’imposent les armements meurtriers de 1854 »
La partie avait mal commencé pour les Britanniques moins bien équipés que les Français contre les intempéries. Or justement le temps s’était brutalement aggravé et les troupes britanniques déjà mises à mal par les maladies eurent à souffrir du froid et de la pluie plus que toutes les autres.
Et pourtant la position inexpugnable choisie par MENCHIKOV ne tint pas longtemps, face aux forces françaises qui concentrèrent leur action sur le centre du dispositif russe autour de la tour d’observation.
La cavalerie russe rata plusieurs occasions d’agir, alors qu’elle n’était gênée ni par la cavalerie anglaise ni par la cavalerie française toujours absente.
Elle fut tenue cependant en respect par les tirs de l’artillerie des navires qui appuyaient depuis la mer les opérations terrestres (est-ce la seule raison de son hésitation ?).
Rapidement le centre russe lâcha prise et commença à reculer sans désordre toutefois tout en s’appuyant sur sa propre artillerie quand cela lui était possible.
Gortchakov tenta une action contre les régiments anglais à l’aide des chasseurs du Grand Duc Michel, mais un feu roulant tiré par des armes modernes dont étaient dotées les alliés rompit son effort.
Le Prince Menchikov donna alors le signal de la retraite et fit retirer son artillerie.
La cavalerie russe est resté sans ordre et n’a pas bougé.
Les troupes russes refluèrent en masse. La première grande bataille de la guerre de Crimée fut remportée par les alliés en moins de 4 heures.
Par chance les alliés ne purent pas exploiter cette victoire car les Russes se retirèrent dans un bon ordre relatif, tandis que la cavalerie anglaise restait toujours embourbée dans les marais de l’ALMA.
De leur coté les fantassins français et anglais ne furent pas en mesure de poursuivre les troupes russes, ayant laissé leur équipement lourd au pied des falaises de l’ALMA pour les escalader plus facilement.
Les pertes sont lourdes :
chez les Russes 2800 tués ou disparus et près de 3800 blessés.
Chez les Français environ 1300 hommes hors de combat et chez les Britanniques 1500 (ces chiffres sont officiels ; dans la réalité on rapporte que dans les jours qui suivirent la bataille de l’ALMA 1350 blessés français et 2000 britanniques furent acheminés dans les seuls hôpitaux de Constantinople).
Cette première bataille fut qualifiée par le Maréchal de St Arnaud comme la première grande victoire française qui faisait oublier Waterloo.
En 1856, sur les rives de la Seine à Paris, Napoléon III donnera le nom de cette victoire au pont en pierre dont la construction venait de s’achever et fera installer aux piliers 4 statues, chacune de 70 tonnes et de 6 mètres de haut représentant les 4 unités les plus méritantes de cette bataille : un artilleur, un grenadier, un chasseur et bien sur le célèbre Zouave dont peu connaissent aujourd’hui l’origine, mais qui s’est forgé sa réputation en indiquant aux parisiens le niveau des crues de la Seine.
La guerre va prendre une nouvelle tournure avec le Siège de Sébastopol.
Le SIÈGE de SEBASTOPOL
Le siège de Sébastopol va durer 349 jours et se soldera par l’occupation de la ville par les alliés.
Après ALMA, le Prince Menchikov tombe dans une certaine apathie et même rend compte à St Petersbourg que la guerre sera certainement perdue.
Il fait cependant couler des navires sur la rade du port pour bloquer une approche de la flotte alliée toujours menaçante et efficace par son artillerie.
L’ordre est donné par l’Amiral Kornilov, ses marins l’exécutent en pleurant. Une fois débarqués ils viendront compléter les rangs des défenseurs de la ville et s’illustreront aux côtés de leurs frères d’arme de l’armée de terre.
L’âme de la résistance est désormais aux mains de plusieurs officiers de grande valeur, Liprandi, Voieïkov, Glebov, mais surtout du Général KHROULEV et des trois Amiraux KORNILOV,ISTOMINE et NAKHIMOV qui seront tous les
trois tués au combat ou pendant les lourds bombardements qui ne laisseront plus Sébastopol en paix du début à la fin.
Ce siège résistera aussi longtemps grâce aux efforts spectaculaires d’un remarquable officier du génie : le Général TOTLEBEN. Lorsque celui-ci était arrivé à Sébastopol (il était encore colonel), il ne fut même pas reçu par le Prince Menchikov qui ne reconnaissait pas la nécessité de sa présence tant il était sûr de sa position sur l’ALMA.
Et pourtant la défense de Sébastopol par la terre était plus qu’insuffisante.
Totleben s’attaquera à renforcer les défenses de la ville, construisant sous le feu de l’ennemi bastions, fortifications diverses, et chemins de ronde qu’il vérifiait lui-même tous les jours monté sur un petit cheval (témoignage du Général Canrobert qui ne se lassait pas d’admiration pour cet homme).
Totleben réussira si bien à insuffler la nécessité de mener ces travaux sans interruption qu’il sera aidé par les femmes, les enfants, les personnes âgées et les blessés légers au cours de travaux menés jour et nuit.
Canrobert raconte qu’un matin il vit en face de lui une redoute toute neuve construite dans la nuit même par 3000 hommes et qui était puissamment armée. Les alliés ajoutait-t-il « ont cru vingt fois aboutir pour réduire les défenses de Sébastopol et prendre la ville et chaque fois Totleben avait barré la route par ses ouvrages et il fallait recommencer les préparatifs pour un nouvel assaut », lui-même attendu par des forces russes infatigables et jamais découragées.
Rappelons aussi l’ordre de l’Amiral KORNILOV donné au début du siège :
« Nous nous battrons jusqu’au dernier, on ne peut reculer car la mer est derrière nous. J’interdis aux commandants de battre le signal de retraite, si l’un d’eux le fait, tuez-le, si moi-même venais à donner cet ordre, honte à celui qui ne me tuerait pas »
Une telle disposition ne pouvait être prise que par un chef ayant une confiance inébranlable en ce qui a toujours caractérisé le combattant russe : son patriotisme, son courage, sa résistance physique et morale.
Les premiers travaux de fortification ayant commencé le 14 septembre (le jour même de la bataille d’Alma), l’armée russe occupa les défenses à partir du 21, alors que la première vague de bombardements massifs de la ville avait déjà commencé dès le 17 pour se prolonger sans interruption jusqu’au 25 octobre (Kornilov est tué pendant cette période).
Pendant que se déroule ce siège de Sébastopol, deux actions offensives seront quand même lancées par Menchikov :
BALAKLAVA : située au sud de Sébastopol ou les Turcs sont attaqués par surprise par le Général Liprandi à la tête de son infanterie et où les anglais sont mis en déroute par les lanciers russes malgré des premiers succès de leur cavalerie contre l’artillerie cosaque.
Cette action est mal exploitée et les Russes reviennent à leur point de départ au lieu de poursuivre. Ce qui aurait permis peut-être de prendre Balaklava où mouillait l’escadre anglaise.
INKERMAN : le succès de BALAKLAVA pousse Menchikov à entreprendre une action offensive sur Inkerman en vue de dégarnir la lourdeur du siège de SÉBASTOPOL, et tenter ainsi de repousser les alliés.
L’action est menée par les généraux SAMOINOV (qui sera tué), PAVLOV qui se tenait déjà à Inkerman et GORTCHAKOV qui restera passif et indécis tout au long de l’action.
Les forces russes engagées dans cette opération se révéleront insuffisantes dès l’arrivée des renforts alliés.
Bien que le combat commence favorablement pour les Russes, les forces sont engagées dans la confusion, et les ordres sont mal répercutés entre les différents corps en action.
Les Anglais sont cependant mis mal à partie par l’infanterie russe. Leur commandant le Général Catchaert est tué, Lord Raglan voyant ses troupes au bord de la défaite se résolut de faire appel aux Français.
Les Généraux Bosquet et Autemarre engagèrent les Zouaves et les tirailleurs algériens et trois bataillons de ligne qui décideront de l’issue du combat, alors qu’aucun renfort n’est prévu côté russe.
Cet échec est lourdement ressenti chez les Russes, les critiques sur la préparation et l’équipement vont bon train, il en est de même sur le corps officier qui n’est pas toujours à la hauteur, formé plus aux parades qu’au combat.
Cette bataille sera étudiée dans ses détails par Milutine pour en tenir compte dans les réformes militaires qu’il réalisera plus tard.
Seul le soldat russe mal armé et mal commandé continue à faire l’admiration de tous.
Apres Inkerman il n’y aura plus d’action de terrain mis à part une tentative de reprise d’EUPATORIA en février 1855 par le Général KHROULEV et une action mal menée par GORTCHAKOV sur la rivière Tchernaïa.
Il avait reçu des ordres depuis St Petersbourg pour effectuer une action à laquelle il ne donnait que peu de crédit.
Le siège de Sébastopol se poursuivra pendant ce temps.
En Mars, un autre héros de SEBASTOPOL, l’Amiral ISTOMINE, est tué à son tour. En Avril, les bombardements alliés redoublent et l’on constate désormais que les tirs d’artillerie alliés sont deux fois plus nombreux que ceux des Russes.
Une erreur des alliées consiste cependant à omettre de bloquer la route de SIMFEROPOL à SEBASTOPOL, ce qui permettra, même de façon insuffisante, de ravitailler la ville en permanence.
Par contre l’alliance recevra dès le mois de mai des renforts importants de troupes fraîches française et sardes (la Sardaigne vient déclarer la guerre à la Russie).
Les forces alliées sont désormais de 170 000 hommes.
L’assaut final de SÉBASTOPOL peut commencer et commence alors l’épopée des bastions si bien décrite par Léon Tolstoï dont le plus connu, MALAKOFF offrira à l’histoire militaire tant russe que française des pages parmi les plus glorieuses de cette guerre.
MALAKOFF
Tandis que les bombardements massifs continuent, que Totleben répare et renforce les défenses au fur et à mesure qu’elles sont détruites, les troupes russes entreprennent une tactique de siège actif.
Cela consiste à multiplier les sorties et les corps à corps pour éloigner les forces alliées dont les tranchées se rapprochent inexorablement des défenses russes.
Mais bientôt les Français sont à 40 mètres du bastion de Malakoff, les anglais à moins de 200 mètres du bastion N°3.
Plusieurs bastions résistent, d’autres sont pris, puis repris à plusieurs reprises.
Malgré une défense héroïque, celui de Malakoff tombe à son tour le 8 septembre tenu à la fin par seulement une poignée de combattants dirigée par deux lieutenants.
Une dernière action de KHROULEV et TICHKEVITCH ne réussit pas à reprendre le bastion tenu par MAC MAHON (celui-ci avait déclaré à cette occasion : « j’y suis j’y reste »).
Elle permit quand même d’empêcher les Français de se ruer immédiatement sur la ville de SÉBASTOPOL.
Entre-temps NICOLAS I était mort et avait été remplacé sur le trône par Alexandre II.
De même l’Amiral NAKHIMOV qui symbolisait la défense de la ville avait été tué le 9 juillet.
Ayant remplacé depuis le printemps Menchikov à la tête de l’armée russe, le Général GORTCHAKOV (qui avait pourtant démontré à plusieurs reprises son caractère hésitant) décida que la perte de Malakoff condamnait SÉBASTOPOL.
Il fit évacuer la ville où les alliés entrèrent dès le 10 septembre.
Les actions militaires s’arrêtèrent presque complètement.
L’armée russe s’est retirée en bon ordre de SEBASTOPOL.
(Le siège a coûté à lui seul 136 000 Hommes aux russes et 73 000 aux alliés).
Les alliés ne se lancèrent plus dans la moindre opération militaire.
Ils sentaient que malgré toutes les fautes commises par le commandement russe, des généraux comme KHROULEV, qui se sont révélés pendant cette guerre, étaient encore en état de continuer la guerre surtout si la Russie se décidait à envoyer enfin de vrais renforts pris sur les unités disséminées en Ukraine et sur les côtes de la Mer Noire.
Cela était d’autant plus possible qu’au Caucase, la résistance de CHAMIL avait été moins importante depuis 1850 et surtout que sur le front de l’Asie mineure les troupes russes des généraux BEBOUTOV, ORBELIANI, ANDRONIKOFF, CHAVTCHAVADZE, WRANGEL et MOURAVIEV avaient remporté des victoires brillantes contre les Turcs occupant une partie de l’Anatolie, Bayazet et la forteresse de KARS qui capitula avec toute sa garnison.
Malheureusement, cette campagne fut arrêtée brusquement en raison des pourparlers de paix qui commencèrent à la suite des événements moins heureux en Crimée.
La RUSSIE est donc loin d’être atteinte dans ses entrailles, les alliées comprennent qu’ils ne pourront pas éternellement garder la Crimée comme ils le pensaient.
Si les hostilités reprenaient, ils ne pourraient éternellement acheminer des renforts aussi loin de leurs bases.
La fin de cette guerre devient alors l’enjeu de la diplomatie qui aboutira en 1856 au traité de PARIS.
LE TRAITE DE PARIS
Sur son lit de mort Nicolas I disait laisser à son fils Alexandre une situation difficile dont il aurait la tache de résoudre.
Sa mission sera celle des grandes réformes, telles que l’abolition du servage, la réforme de l’armée dont on a vu les limites au cours de la guerre de Crimée, l’achèvement de la conquête du Caucase et de l’Asie Mineure, et bien sûr la reforme des institutions que son assassinat ne permettra pas de faire aboutir alors qu’il souhaitait doter la Russie d’une Constitution.
Tsar libérateur des paysans russes, il est aussi celui des Balkans grâce à la guerre de 1877 1878 qui permettra d’effacer une partie des conséquences de la guerre de CRIMEE.
En attendant, une lourde décision pèse sur le nouveau TSAR : poursuivre une nouvelle année de campagne qui aurait in fine porté ses fruits, mais à quel prix ?
L’exemple de la chute de Sébastopol pouvait en effet inciter des nations comme l’Autriche, la Suède et même l’Allemagne à envisager une guerre pour désarmer durablement la puissance militaire russe.
L’Autriche avait même remis fin 1855 une note diplomatique à la Russie par son ambassadeur ESTERASY qui ressemblait à un ultimatum et à l’appel d’une coalition anti-russe.
Le recrutement tant en hommes qu’en cadres compétents et l’équipement insuffisant en matériel de guerre moderne n’aurait pas permis selon MILUTINE de supporter avec succès une telle guerre européenne.
Les Français de leur côté commencèrent à sonder la possibilité de négocier la paix avec le TSAR.
Le traité de Paris signé dans les conditions les plus dures le 30 mars 1856, entérine les visées des alliés :
La Russie s’engage à ne plus avoir de marine de guerre en Mer Noire, perd une partie de la Bessarabie, son influence sur la méditerranée est annihilée. La Russie garde cependant Sébastopol échangée contre la forteresse de Kars, prise aux Turques par les armées du Caucase.
L’Europe prend conscience que son voisin oriental ne peut plus prétendre à être le gendarme de l’Europe, la diplomatie autrichienne ne cessera plus désormais de prendre le contre-pied de celle de la Russie au nom de ses intérêts propres dans les Balkans.
Le Tsar Alexandre II dira lui-même 7 ans après que le traité de Paris fut de sa part une lâcheté, mais pouvait-il faire autrement ?
Les conséquences de la guerre entre la Prusse et la France qui sera affaiblie par sa défaite en 1870 permettront à Alexandre II de faire réduire à l’occasion de la signature du traité de Londres de 1871 certaines exigences du traité de Paris.
Cela a permis notamment de commencer un programme de construction navale même modeste en Mer Noire.
Paradoxalement, la guerre de Crimée permettra à la Russie et à la France de se rapprocher peu à peu. Après des manifestations de sympathies déclarées spontanément dès la cessation des combats, le développement de relations culturelles, politiques, et économiques amènera peu à peu les deux pays vers une amitié et à terme une alliance.
Je ne terminerai pas sans faire référence à l’œuvre littéraire de Léon TOLSTOI qui fut témoin comme officier de la guerre de CRIMÉE.
Ayant vécu de près la tragédie de cette guerre, il nous laissera des pages extraordinaires sur le déroulement quotidien de celle-ci, décrira admirablement le combattant russe tout comme dans « Guerre et Paix » pour les guerres Napoléoniennes.
Lui-même marqué par les atrocités de ce qu’il a vu, revint dégoûté de l’art militaire, pour finir anti-militariste, sombrant dans un mysticisme hérétique qui lui vaudra à la fin de sa vie d’être excommunié par l’Église Orthodoxe.
Bibliographie utilisée :
M.N OSSIPOVA, D.A Milutine, Moscou (2005)
Général ANDOLENKO, Histoire de l’armée russe, Flammarion (1967)
Revue FNAC, le corps de chasse
V.A ZOLOTARIOV, Otechestsvennye voenye reformy,(1997)
Plusieurs articles et extraits d’ouvrages
VON TORNAU, Zapiski kavkazskogo oficera
Cahiers du ROVS, Voennaya byl,
Recherches internet :
Études précédentes diverses, réalisées sur la période de l’histoire de Russie de Catherine II à Alexandre II,
Rossiyskiy voenno istorichesky slovar
Léon TOLSTOÏ, Récits de Sébastopol