Campagnes sur le sous-marin Cachalot ; 11/1915 à 02/1918

« Tunis, le 23 avril 1938

A

Monsieur le Directeur de l’Office National des Mutilés, Combattants, Victimes de la Guerre et Pupilles de la Nation »

 « En réponse à votre lettre du 8 mars 1938, j’ai l’honneur de vous communiquer les renseignements que vous avez bien voulu me demander au sujet des combats soutenus par le sous-marin « Cachalot » auquel j’ai appartenu au cours de la guerre 1914-1918, contre les batteries ennemies, notamment sur celui de juin 1917.

Il est entendu qu’une vingtaine d’années s’étant écoulées depuis, ne me permettent pas de reconstituer avec exactitude les dates et lieux des diverses batailles contre les ennemis et il ne me reste pour me guider que les notes succinctes déjà fournies en faisant ma demande.

Le sous-marin « Cachalot » était du type américain « Golande A 0 31 » importé en 1915 en caisses par le chemin de fer transsibérien et monté en janvier 1916 à Nicolaieff sur les chantiers de « Niewsky Zavode » ; à cette époque j’ai été désigné sur ce navire en qualité d’  « Ingénieur Mécanicien Chef ».

Le dit sous-marin possédait trois canons dont deux japonais de 76 mm et le troisième de 37 mm contre avions, une mitrailleuse, 12 appareils lance torpilles dont 8 extérieur du type Djevetzky (l’efficacité de ces derniers était reconnue redoutable) ; il déplaçait 850 tonnes d’eau en position croisière et 1050 submergée ; il mesurait 52 mètres de long. Son rayon d’action était de 8 000 milles marins, sa vitesse 12 nœuds et 18 au maximum, la capacité des accumulateurs de 40 000 ampères-heures permettait d’augmenter la vitesse jusqu’à 23 nœuds : voilà les principales caractéristiques. Ainsi ce submersible possédait des caractéristiques assez élevées pour son époque, mais il supportait mal les vagues courtes de la mer Noire en hiver. Et, alors, ces 4 diésels de fabrication américaine ont été notre véritable bête noire (ils avaient été construits en série pour des bateaux de pêche).

De janvier à mars 1916, nous avons fait les essais de mécanique, d’artillerie et de lancement de torpilles ; en avril a eu lieu la première sortie vers Bosphore sous le commandement du Capitaine de Corvette Stolitz et de l’officier en second le Lieutenant de Vaisseau Iarichkine.

Mes autres attributions, outre celles d’ingénieur mécanicien, étaient le commandement du canon de l’arrière ainsi que le quart du pont au tour de rôle des quatre officiers du bord, car à cette époque j’avais déjà obtenu le brevet de navigateur des submersibles.

Lors de la première sortie nous avons reçu l’ordre de pénétrer dans le Bosphore afin de repérer la position des nouvelles fortifications sur les deux rives du détroit. Rappelons qu’à ce moment il se préparait une descente de plusieurs divisions sur Constantinople : opération qui a été finalement abandonnée.

Dés cette première sortie, nous nous sommes rendus compte de la faiblesse de nos 4 moteurs car après 13 jours de navigation nous sommes rentrés au port avec un seul Diésel composé des pièces prises aux 3 autres.

Ainsi tous les mois nous sommes sortis pendant 13 jours et les 17 jours restant se passaient en réparation des Diésels. C’était l’été 1916 : périodes de sorties sans autres actions que naufrages de voiliers et de vapeurs turques dans les eaux de l’Asie Mineure, car notre submersible avec ceux identiques « Kite » et « Narval » avaient été désignés pour bloquer les transports de vivres et de munitions au front caucasien.

Ces naufrages avaient lieu deux ou trois fois par sortie et le nombre de voiliers coulés étaient ainsi de 20 à 30. Le lieu des sinistres les plus fréquents était le golfe Sakharia ou la navigation était très gênée par une forêt de mâts émergeant des eaux.

Nous étions les maîtres de ces côtes sans défense. Souvent une partie de l’équipage suivait les côtes à pied, détruisant les lignes de communication et semant aussi l’effroi et la ruine parmi la population civile. (à la suite de ces opérations nous avons ramené plusieurs prisonniers militaires et du matériel de guerre).

Des sorties avaient pour but de transporter un agent de renseignements devant débarquer au cap Fénéro Anatoli, et ensuite d’éclairer la direction de la pose des mines de fond par les mouilleurs de mines. Cet agent, grec de nationalité, nous a proposé de nous guider jusqu’à la batterie d’artillerie de 75 placée à cet endroit, de tuer les sentinelles et d’enlever les parties des canons les rendant ainsi inutilisables. Le commandant n’était pas très partisan de cette opération malgré la bonne volonté de l’équipage. Enfin il a consenti à envoyer une chaloupe avec des hommes, mais à peine débarqués ils ont été découverts par un garde-côte. Celui-ci a mitraillé la chaloupe qui a réussi cependant, profitant de l’obscurité nocturne, à gagner le navire.

Tout l’été et l’hiver nous avons opéré sans résistance considérable de la part des ennemis. Le 8 mars 1917 une flottille de voiliers transportant des munitions et escortée de trois cherquettes a été découverte à l’aube à la hauteur du cap Khérempé. Notre attention a été attirée par ces 3 vapeurs et nous avons voulu leur laisser gagner la haute mer sans qu’ils nous aient aperçus. Prudents, ils ont suivis les côtes et sont entrés dans le golfe. Nous nous en sommes approchés le plus possible à l’ouest de l’embouchure de la rivière Sakharia ».

La rivière Zakharia est située sur la partie anatolienne de la Turquie , à l’Est de l’entrée du Bosphore

« Mais à ce moment, nous avons constaté que notre navire était échoué sur un banc de sable. Il ne nous restait plus qu’à remonter à la surface et alors de nous faire découvrir. Les cherquettes aussitôt se sont dirigées vers l’embouchure ; la plus rapprochée ouvrant le feu par son canon arrière. Nous les avons poursuivis en ripostant avec le feu de nos deux canons. La distance était alors de deux à trois mille mètres. Après une demie -heure de bataille les trois vapeurs se jetèrent sur les côtes. Nous nous en approchons à la distance minimum et lançons une seule torpille.  Mais, étant déviée par le manque de profondeur nous l’avons vue sortir sur le sable à une dizaine de mètres du vapeur attaqué. Le commandant ne voulant pas continuer le gaspillage des torpilles a poursuivi le bombardement. Nous avons fait sauter les chaudières de deux chouquettes et endommagé le troisième. Notre réserve d’obus étant sensiblement diminuée nous obligea à couler les voiliers, au nombre d’une dizaine, en les abordant par la proue.

A la date du 19 juin nous avons découvert dans une petite baie entre Zagouldak et Cap Aia deux coques métalliques de navires en construction. Décision a été prise de les détruire. Une compagnie d’hommes munis d’explosifs a été envoyée dans la baie sous le commandement du Lieutenant Iarichkine. La chaloupe a accosté, mais au début du débarquement un feu violent de deux mitrailleuses s’abattait sur elle. Aussitôt nos dispositions ayant été prises, nous tirons avec des fusils et mitrailleuses visant les postes aperçus. Notre chaloupe revient ayant le lieutenant Iarichkine tué et trois hommes blessés. Pendant cette opération, sur le pont du submersible,  un matelot a eu la jambe coupée par deux balles de mitrailleuse et le lieutenant de vaisseau Offenberg a été blessé à la cuisse par une balle de 12 mm. Dans le pont léger du navire nous avons compté 17 trous causés par des balles. Nous avons vidé notre réserve de 150 obus sur les constructions environnantes et sur une caserne située à un kilomètre et demi sur les hauteurs.

Les autres sous-marins ont causé également beaucoup d’ennuis aux ennemis. Ces derniers ont commencé à installer des batteries d’artillerie dans les endroits fréquentés par nos submersibles et nous nous en sommes rendus compte par les opérations qui suivirent : ils ont cherché à nous attirer dans ces parages.

Ainsi à la fin de juillet nous avons aperçu un grand voilier qui naviguait dans l’embouchure de la rivière Sakharia. Evidemment nous nous en sommes approchés d’abord submergés, ensuite sortis à la surface à défaut de profondeur. Après un coup de canon à blanc invitant le voilier à baisser ses voiles, les deux batteries terrestres de quatre canons chacune nous faisant vis-à-vis ont attaqué formant un barrage nous empêchant de nous éloigner. A trois reprises nous dépassons leur ligne de tir, les obus explosent à nos côtés jetant sur le pont des trombes d’eau et les projectiles-produit de l’explosion des obus. Nous avions augmenté la vitesse à 23 nœuds mettant en série les Diésels et les électromoteurs, changeant de direction pour échapper aux touches des obus. Pendant ces manœuvres nous avons tiré sans discontinuer sur les batteries, visant les fumées blanches s’élevant de la brousse. Nous avons continué jusqu’à ce qu’une batterie ne réponde plus et que l’autre ne réponde que de temps en temps avec ses deux canons restants. Nous avons quitté ces côtes après presque deux heures de bataille ayant épuisé tous les obus de 75 et c’est à ce moment que nous étions attaqué par un avion venant du Bosphore. Hélas il a été aperçu trop tard venant du côté du soleil, nous n’avions pas le temps de plonger. Des quatre bombes jetées par lui deux sont tombées à notre droite et deux à notre gauche sans cependant nous atteindre. Des trombes d’eau ont couvert le pont et le submersible en a reçu de violentes vibrations. Notre canon contre-avion se mit en action aussitôt. Je changeais la distance réglable d’explosion sur les cônes des projectiles suivant les instructions du commandant, mais ce n’est pas avec un seul canon qu’on peut abattre un avion. Celui-ci a repris la direction de son arrivée et nous la position submergée pour masquer notre présence.

Ainsi nos sorties le long des côtes devenaient de plus en plus pénibles. Des batteries étaient repérées du côté de Fénéro, de Sakharia, du cap Aia, du cap Khérempé, de Zangouldak et dans des endroits où on ne les avait pas trouvées une quinzaine de jours auparavant. C’était des batteries ambulantes.

En outre, nous avons repéré en plusieurs endroits des filets explosifs contre sous-marins dont la présence a été signalée par des ballons en verre revêtus d’un quadrillage d’alfa.

La dernière bataille a eu lieu le 23 août 1917 près du Cap Aia. La batterie qui nous attaquait a été réduite. Toutefois trois canons sur quatre ont été détruits.

Avec le commencement de l’hiver nos sorties deviennent de plus en plus rares à cause de la démoralisation de l’équipage rentré dans le stade de la révolution. Nous avons renoncé aux actions du genre décrit ci-dessus et nous nous sommes contentés de sorties sans actions. Pendant les dernières navigations à une distance assez considérable et à deux reprises nous avons aperçu un submersible allemand ; submergés, tous les deux nous avons continué notre route. Nous avons également trouvé des mines de fond détachées par suite du mauvais temps ; elles étaient ou sautées à coup de fusil ou repérées pour être signalées aux autres.

En novembre 1917 notre division de sous-marins a cessé complètement ses actions vu l’impossibilité de commander des équipages révoltés.

Le sous-marin Cachalot sur lequel j’ai fait 2 ans et 3 mois de service a été coulé en même temps qu’une vingtaine d’autres sur une profondeur de cinquante mètres au nord de l’entrée de la rade de Sébastopol. Ces mesures ont été prises sur l’ordre du commandement anglais pour éviter leur prise de possession par les révolutionnaires.

A toutes fins utiles, j’ai l’honneur de vous adresser ci-joint une traduction de mes états de service plus complète que celle déjà fournie : traduction établie en vue de trouver un emploi lors de ma libération de service militaire à Bizerte.

Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, l’expression de mes meilleurs sentiments ».

Victor Alexandrovitch Briskine en 1915
Sébastopol en 1918 : de g à dr : sous-marins « Narval », « Kit», « Nerpa », « Tioulenne », « Kachalot », «Krab ». Ces sous-marins, particulièrement le Tioulenne et le Cachalot ont été des terreurs de la flotte commerciale turque pendant la guerre.